Tahar Ben Jelloun : « Le printemps a des égards pour les confinés… »

30, Mar 2020 | Réflexion

Chers amis, comme promis, voici la suite de mes entretiens avec mon ami Tahar Ben Jelloun. En cette période de confinement, je publie les réponses de Tahar à mes questions concernant cette période si particulière que traverse notre pays et le monde, tel un roman.

Je publie également les dessins que réalise Tahar depuis le début du confinement, ponctués de ses poèmes inédits.

Évidemment, je retranscris les réponses d’un homme de lettres, Prix Goncourt, académicien, peintre, philosophe et poète. Je ne porte aucun jugement et ne prends aucun parti. Je pose les questions et je transmets les réponses, sans artifice.

C’est, pour moi, un privilège et un honneur. Je remercie Tahar pour son amitié et sa confiance. 🙏😘
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Jalil : As-tu peur Tahar ?

Tahar BJ : Peur de quoi ? De la mort ? Non, mais peur de la maladie. Ce que j’appelle « la mort » c’est la maladie, la souffrance, la dégradation physique et mentale.

Jalil : Si tu pouvais choisir une personne avec laquelle tu serais confiné, tu choisirais qui ?

Tahar BJ : Une personne qui m’est très chère. Je n’en dis pas plus.

Jalil : Si tu devais choisir un seul livre pour ce confinement, ce serait lequel ? Idem pour un CD de musique ?

Tahar BJ : « Les mille et une nuits » ; non seulement les histoires sont interminables, mais on peut les réinventer à volonté. Pour un écrivain, c’est pas mal ! Côté musique un grand CD qui contiendrait aussi bien John Coltrane, que Charlie Parker, que Léo Ferré, que Jean Ferrat et que tout Mozart.

Jalil : Quelles lectures nous recommanderais-tu en cette période de confinement ? Parmi tes livres et de manière plus large.

Tahar BJ : C’est en principe le temps de la lecture. Comme le confinement va durer au moins un mois je vous conseille des livres assez épais : « Don Quichotte » de Cervantès (dans la très belle traduction d’Aline Shulmann) ; toute la poésie d’Aragon ; et si le coeur vous en dit , pourquoi pas « l’enfant de sable » suivi de « la nuit sacrée ».

Jalil : Beaucoup pensent que l’électrochoc de cette crise sera salvateur pour nos sociétés, pour l’humanité entière. Certains sont plus sceptiques. Je cite Edgar Morin : « Ce monde n’est pas fini, il va gigoter encore; après le confinement un boom économique provisoire le rassurera. Seul un nouveau mouvement citoyen animé par une pensée forte et une conscience lucide pourra ouvrir le chemin d’un monde nouveau. ». Tu fais partie des optimistes ou des sceptiques Tahar ?

Tahar BJ : J’ai la réputation d’être un humaniste ; c’est vrai, je lutte pour les droits de l’homme et pour le respect de la nature. En même temps, l’homme a la mémoire courte ; il oubliera très vite la catastrophe que nous sommes en train de vivre ; il reprendra ses vieilles et très mauvaises habitudes : égoïsme ; arrogance ; racisme ; rapacité ; amour de l’argent et du pouvoir. Je pense que tout le monde ne réagira pas de la même façon, disons que des enfants feront la leçon à leurs géniteurs, car eux, ils sont conscients de la maladie (des maladies ) que l’homme a communiquées à la planète ; ils ont peur pour leur avenir. Ce virus, c’est exactement comme les tsunamis et les typhons qui ont ravagé plusieurs pays, c’est comme l’incendie en Australie, incendie qu’on n’a pas réussi à stopper. Le virus nous rappelle à ce que nous sommes : peu de chose. Alors arrêtons de salir et violer la nature ; arrêtons d’amasser des milliards et d’appauvrir des centaines de millions de gens, dont les paysans, les ouvriers, les prolétaires. Trop d’inégalités, trop d’exploitation de l’homme, trop d’injustice, trop de saloperie et de mépris. Je ne suis ni pessimiste ni sceptique, je suis en colère. Ce qui est aussi une leçon : le virus n’est pas raciste ; il frappe aussi bien le blanc que le noir, le riche que le pauvre, le puissant que l’indigent. Il ne fait pas de différence entre les êtres (mais il épargne les animaux !!).

Jalil : Ton ami académicien Bernard Pivot a dit : La mémoire ayant des trous, des pannes, il faut introduire dans la Constitution cette phrase : « Aucun gouvernement n’est autorisé à faire des économies sur la Santé ». Tu signerais si Pivot en fait une pétition ?!

Tahar BJ : Oui, bien sûr, je signe et moi j’ajouterai le budget de l’Education.

Jalil : C’est une crise mondiale humainement dramatique, aux conséquences sociales et économiques terribles. Rien ne sera plus comme avant ?

Tahar BJ : Non, rien ne sera comme avant. Il y aura de la rancoeur, des règlements de compte, il faut que la politique de déstabilisation du service public de la santé commencée avec Sarkozy et poursuivie par Hollande et Macron soit jugée publiquement. Le politologue Emile Girardin (XIXès) a dit : « Gouverner c’est prévoir ; et ne rien prévoir c’est courir à sa perte« . Ces présidents, non seulement n’ont rien prévu, mais ils ont tout fait pour affaiblir et casser l’hôpital. Il faudra qu’ils rendent des comptes au peuple et à tous ceux et celles qui ont perdu un être cher par leur faute. Il faut rappeler que certains médecins ont été obligés de faire une sélection entre les malades ; les plus âgés ont été abandonnés et sont morts.

Jalil : Je cite à nouveau le philosophe presque centenaire Edgar Morin qui a écrit cette semaine : « Nourrissons nos anticorps sociaux et culturels : amitié, solidarité, fraternité, communion, amour, chefs d’oeuvre de poésie, littérature, musique, peinture, cinema… ». Tu es en phase avec Edgar ?! L’essentiel est là pour toi aussi ?

Tahar BJ : Oui, j’aime beaucoup Edgar Morin que je connais depuis 50 ans. C’est une intelligence remarquable, un humaniste de très grande valeur ; il a raison quand il parle de restaurer la solidarité, la fraternité, la culture, l’Esprit, la spiritualité, l’humain. Mais pour cela, il faut une pédagogie qui devrait commence à l’école primaire. Je crois beaucoup à l’efficacité de l’éducation et à la pédagogie rigoureuse. Un enfant ne demande qu’à apprendre, alors autant lui apprendre l’amour de la nature et son respect ; l’amour de la loi et du devoir, l’amour de l’humain et de la générosité. J’en profite pour applaudir et crier ma solidarité aux personnes qui sont dans les hôpitaux au chevet d’êtres en train de souffrir et peut-être de mourir. J’ai toujours manifesté ma reconnaissance au personnel soignant : du simple aide, à l’infirmière, au médecin, à l’interne, au chef de service et aussi aux femmes et hommes de ménages qui nettoient en permanence l’hôpital. Toutes ces personnes devraient être non seulement officiellement remerciées, mais valorisées financièrement et reconnues dans leur dignité et leur immense courage.

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A suivre…

Texte illustrant le dessin de Tahar :

« Le printemps a des égards pour les confinés qui regardent la vie fleurir derrière une vitre, dans une prison sans barreaux. »

Tahar Ben Jelloun
Paris, le 21 mars 2020.

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